Actualités à Miami et en FlorideEtats-UnisHistoireHistoireNationalNews Etats-UnisNouvelle France

Les Icariens : l’aventure des communautés françaises utopiques aux Etats-Unis

Il y eut bien des catégories différentes d’aventuriers français à arriver en Amérique, mais les Icariens sont sans aucun doute l’une des plus originales. Elle est assez difficile à résumer cette aventure… si ce n’est par les quelques mots de Gavroche (dans Les Misérables) : « Le nez dans le ruisseau… c’est la faute à Rousseau !« .

Etienne Cabet
Etienne Cabet

Livre : Voyage en Icarie, par Etienne Cabet.Etienne Cabet est né en 1788 à Dijon. Inspiré des philosophes des Lumières, il devient un militant socialiste et anti-monarchiste. En 1831 il est élu député, et en 1833 il fonde le journal Le Populaire. L’année suivante, il est condamné pour délit de presse à deux ans de prison. Il préfère alors partir pour cinq ans d’exil en Grande-Bretagne. Il y est choqué par la manière dont vivent les ouvriers, et il y découvre le théoricien « socialiste utopique » Robert Owen. Il rentre en France en 1840 et publie le roman « Voyage en Icarie » mais sous pseudonyme et en Grande-Bretagne, car il a peur d’être de nouveau condamné en France. En 1842 il publie avec grand succès la version française sous son propre nom. Le livre, inspiré des idées d’Owen, raconte le voyage d’un homme vers une île où tout le monde vit selon une organisation utopique communiste. (Rappelons que la forme moderne de gouvernement communiste ne sera mise en place par les Bolcheviques Russes que 75 ans plus tard, après leur révolution de 1917). Owen et Cabet sont des visionnaires.

En même temps Etienne Cabet a ressorti son journal, Le Populaire, qui devient la publication des Icariens : il y a probablement eu des dizaines de milliers de personnes sensibles à ses thèses. L’utopie icarienne était communiste, mais développée de manière assez compatible avec le christianisme, en tout cas suffisemment pour leur grand nombre de personnes qui suivaient Cabet. Rapidement, cette idée fit son chemin : « il est impossible d’abattre le capitalisme… autant aller monter notre propre communisme quelque part ailleurs ».

Et quelle est la terre fertile, quasi vierge, où on peut créer une communauté idéaliste, avec ou sans religion, en 1848 ? Le 3 février, les 69 premiers icariens, autoproclamés « avant-garde » s’embarquent au Havre, sans Cabet. La veille ils avaient fait la fête avec lui et les autres, chantant bras dessus bras dessous des refrains socialistes vantant une vie « sans esclavage ». A priori… ils n’avaient encore pas tout bien compris du Texas où ils venaient d’acheter des terrains !!! Ces 69 premiers missionnaires du communisme pensent comme Cabet qu’ils seront immédiatement suivis par 10 000 ou 20 000 personnes : l’Icarie a beaucoup de fans ! Le 27 mars ils arrivent en terre francophone : La Nouvelle-Orléans. Puis ils chargent des wagons qui doivent s’arrêter à 160 kilomètres de la « terre promise », près de Dallas. Le reste du voyage est un enfer : le matériel casse, il faut tout transporter à pied, et seuls vingt-sept pionniers arrivent à destination. Les autres ont rebroussé chemin lors des différentes étapes. Sur place, rien n’est comme prévu : les terrains ne sont pas proches de la rivière, et ils ne sont pas même contigus, ce qui rend quasi-impossible la vie en communauté. L’été arrive, la chaleur, la malaria, le choléra : quatre Français décèdent et les autres sont tous malades. Le seul médecin présent s’enfuie. C’est terminé : ils repartent vers la Nouvelle-Orléans et encore quatre français ne survivront pas à ce voyage dans le sud des USA.

Mais, entre temps, Cabet avait été alerté, et il s’était embarqué lui aussi pour les Amériques. Et il n’était pas seul. Quand les survivants du Texas sont arrivés en Louisiane, il y avait en tout 480 Icariens présents. Deux-cent d’entre eux décidèrent d’arrêter l’aventure et de rentrer en France.


Carte Google des cinq Icaries aux Etats-Unis :


La colonie de Nauvoo, Illinois

Les autres décidèrent de partir vers le nord, achetant un village désert de l’Illinois du nom de Nauvoo, su la rive Est du Mississippi. Il avait été créé par les Mormons lors de leur grand voyage vers l’ouest. C’est à Nauvoo que leur fondateur, Joseph Smith, fut tué par certains de ses adeptes, après avoir été accusé d’un comportement tyrannique à certains égards (dont celui de solliciter les femmes des autres). Les mormons migrèrent ensuite en 1846 vers Salt Lake City.

L'icarie de Nauvoo.
L’icarie de Nauvoo.

Les Icariens purent ainsi créer leur utopie. Ils travaillaient, s’amusaient, vivaient en couples mariés, mais n’avaient la garde de leurs enfants que le week-end : le reste du temps ces derniers vivaient en communauté à l’école du village. Tout était partagé à égalité. Il n’y avait pas spécialement de culte religieux. En revanche, la culture était un élément central dans les différentes colonies icariennes, avec des concerts, pièces de théâtre, importante bibliothèque…

En 1852, Cabet quitta la colonie pour rester 18 mois à Paris afin de régler des affaires juridiques : certains pionniers du Texas avaient porté plainte à leur retour pour « escroquerie ».

Au bout de six ans, en 1855, ils étaient 500 à vivre dans la colonie de Nauvoo, avec un bureau de recrutement qui avait été ouvert à Paris et leur envoyait constamment de nouveaux membres. Cabet était revenu en Amérique, et il avait érigé des règles restrictives pour l’icarie, à commencer par le bannissement du tabac et de l’alcool. Et il proposait désormais que le président de la communauté soit élu pour quatre ans, avec des pouvoir absolus. Un rôle qui bien évidemment lui était dévolu. Les tensions se firent régulières durant un an. Victime (comme Joseph Smith)  de son leadership, Cabet, minoritaire, décida de quitter Nauvoo avec 170 personnes, soit environ 40% des membres. La colonie de Nauvoo ne put survivre financièrement au départ de Cabet, qui détenait les aides financières arrivant de France. Les colons de Nauvoo intégrèrent alors progressivement les communautés alentours, mais aussi une autre Icarie qui s’était créée en Iowa et dont nous parlerons ensuite. La dernière famille de Nauvoo, Emile et Annette Baxte, quitta le site en 1857, soit huit ans après la création de la colonie.

La « Icarian Foundation », une collection d’archives, est de nos jours visible à la Nauvoo Historical Society : Society’s Weld House Museum, 1380 Mulholland Street, à Nauvoo, Illinois.

www.icarianfoundation.org


La colonie de Cheltenham, Missouri

Après toutes les tensions de Nauvoo, les 170 qui ont préféré suivre Cabet plutôt que l’unité de la communauté, sont enfin arrivés à leur destination, celle où ils allaient créer leur « monde meilleur » : près de St Louis dans le Missouri. Tout ça pour ça : deux jours après leur arrivée, Étienne Cabet décède ! Vaille que vaille, la communauté arrive à subsister. Elle a un magasin à Saint Louis où elle vend ses produits. Mais en 1861, la Guerre de Sécession débute. La plupart des jeunes s’engagent dans les troupes de l’Union. L’Icarie de Cheltenham n’y survivra pas. En 1864, ne pouvant plus payer leurs traites les membres sont obligés de rendre les clés de la propriété à la banque.


La colonie de Corning, Iowa

Les Icariens : l'aventure des communautés françaises utopiques aux Etats-Unis. Cette photo : la colonie icarienne de Corning, dans l'Iowa.
Les Icariens : l’aventure des communautés françaises utopiques aux Etats-Unis. Cette photo : la colonie icarienne de Corning, dans l’Iowa. Crédit photo : Avt tor sur Wikipedia / CC BY-SA 3.0

Comme mentionné plus haut, en parallèle, une communauté icarienne s’était développée à partir de 1852 dans l’Iowa. Et ce sera elle qui sera la plus longue, puisque les Français occupèrent le site jusqu’en 1898. Ils y vécurent toujours sur le modèle de la constitution communiste écrite par Cabet, et ils vendaient le produit de leurs cultures et du bois aux villes environnantes. Le dimanche ils se réunissaient pour décider ensemble de la gouvernance, en une assemblée dont le président n’était élu que pour un an. C’est ainsi que les Français créèrent sur le sol américain un journal baptisé « Le Communiste-Libertaire », ce qui est pour le moins original dans ce qui était en train de devenir le pays du capitalisme !

Le journal Le Communiste-Libertaire publié à l'icarie de Corning.
Le journal Le Communiste-Libertaire publié à l’icarie de Corning.

A Corning, comme dans les autres colonies, il fallait s’exprimer en Français, mais il y avait deux Allemands qui les avaient rejoints, un Suisse, un Espagnol, un Suédois… et même un Américain ! Il ne faut pas non plus se dire que les « Frenchies » étaient linguistiquement totalement perdus dans ce nord américain : La Haute Louisiane (ou « Pays des Illinois ») était à l’origine une colonie française, et par exemple la ville de Saint-Louis n’avait été vendue aux Etats-Unis avec la Louisiane qu’en 1803 (par le Consul Bonaparte), soit 46 ans seulement avant l’arrivée des Icariens dans la région.

Plaque posée en 1992 par l'Etat de l'Iowa au cimetière des "Jeunes Icariens".
Plaque posée en 1992 par l’Etat de l’Iowa au cimetière des « Jeunes Icariens ». Crédit photo : Alexander von Thorn – Own work, CC BY-SA 3.0)

Tout se passa bien à Corning, jusqu’à ce qu’une question politique soit posée… et soit fatale à la communauté. Et cette question… ce fut celle du droit de vote des femmes. Il était défendu par les plus jeunes ce droit de vote, alors que les anciens s’y opposaient. La fracture fut profonde et tranchée, d’autant plus dans une communauté comme celle-ci, composée de personnes intelligentes, éduquées et extrêmement politisées. Elle déboucha sur une séparation radicale. Les « Jeunes Icariens » démontèrent des maisons, et les déménagèrent 1500 mètres au sud-est, laissant les « Vieux Icariens » tout seuls. Ce faisant, les uns et les autres étaient certains d’être dans leur bon droit, et ils ne virent pas immédiatement que les divisions étaient propres à la vie en société : l’utopie avait ici trouvé ses limites. Dans les années suivantes, les deux groupes se dissolvèrent progressivement, en intégrant les communautés des environs.

L'une des dernières photos des Icariens de Corning, les "Vieux Icariens", probablement peu avant la dissolution de 1898.
L’une des dernières photos des Icariens de Corning, les « Vieux Icariens », probablement peu avant la dissolution de 1898. Source : Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur, Étienne Cabet, Contribution à l’étude du socialisme expérimental, éd. Cornély, Paris, 1907, In-8°.

Si certains sites comme Nauvoo ou Cloverfield ont aujourd’hui des panneaux historiques, Corning est le seul à détenir un site qui peut se visiter, avec l’école de la colonie, la salle de restauration (qui abrite des fêtes françaises, comme la Fête du Maïs en octobre) et un petit cimetière dont les pierres sont gravées de noms français. Chaque mois de juin, il y a « Le Festival de L’Heritage Français » au French Market de la ville. Et il y a même un site internet : www.icaria.net


La colonie de Cloverdale, Californie

Certains membres des « Jeunes Icariens » d’Iowa avaient toutefois entre temps essaimé en Californie : en 1881 ils y avaient acheté un ranch baptisé « Icaria Speranza », à 140km au nord de San Francisco. Ce fut l’une des premières utopies de l’Etat qui préfigura certainement un peu les communautés hippies qu’on y trouvera en nombre… 75 ans plus tard ! Mais ils eurent apparemment du mal à acquérir l’autosuffisance, et l’aventure se termina en 1886.

Et, ainsi, après des décennies d’utopie française aux Etats-Unis… les Icariens sont tombés par terre. C’est la faute à Voltaire.


PUBLICITE :

 

Afficher plus

Articles similaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page