Quand Bonaparte était un « cracker » de Floride
Celui des Français a traqué ses ennemis un peu partout en Europe et jusqu’à Moscou, mais le « Bonaparte de Floride » était pour sa part un… chasseur de vaches. Il est malgré tout devenu l’une des figures les plus originales et symboliques de l’Etat.
Personne n’aurait vraisemblablement osé surnommer « Bone » le terrible empereur des Français, mais c’est néanmoins comme cela qu’on appelait le sieur Morgan Bonaparte Mizell, né en 1863* non loin de Sarasota, avec un père très admiratif de Napoléon. Dans la famille on appréciait toutefois le côté rebelle, et certains étaient engagés avec le Sud durant la guerre de Sécession qui se déroulait au moment de la naissance de Bone. Il cultivera durant sa vie son côté « reb » au point de devenir le modèle du célèbre « Cracker Cowboy » du peintre Frederick Remington (voir ci-contre). « Cracker » signifie « menteur » ou « fanfaron » et il fut employé pour décrire les premiers cowboys de Géorgie et de Floride. Dans une lettre à un lord anglais envoyé dans les années 1760, on peut lire : « Je dois expliquer à Votre Seigneurie ce que l’on entend par « Crackers »; un nom qu’ils ont obtenu parce qu’ils sont de grands fanfarons; ils forment un ensemble anarchique de racailles sur les frontières de la Virginie, du Maryland, de la Caroline, et de Géorgie, qui changent souvent de domiciles. » Ils devaient être assez impressionnants, car l’expression « Florida Cracker » existe encore de nos jours !
Avant de passer à une telle célébrité, Bone Mizell avait vraiment mis le paquet pour devenir un « cracker exemplaire ». Il fit des siennes durant toute sa vie dans le centre et le sud de la Floride où il travaillait dans les ranchs, habitant souvent près de la petite ville d’Arcadia. En fait il n’avait que des différences avec Napoléon, puisque Bone mesurait près de deux mètres et était tout maigre, avec la peau tannée par le soleil. Si on ajoute à ça un petit zozotement, on imagine aisément un personnage haut en couleurs. Il savait tout juste écrire son nom, mais pouvait au moins se rappeler du nombre de têtes de bétail qu’il gardait, sans oublier celles qu’il chapardait régulièrement, ce qui l’a conduit un nombre de fois faramineux dans les geôles des shérifs et les tribunaux. Dès qu’une bête n’était pas marquée, elle était pour lui. Sans compter les fois où il arrivait à effacer les marques des propriétaires. Pour ça il savait compter, mais Bonaparte n’était toutefois pas assez bon en maths pour se rappeler combien de verres il avait bu. Et ça arrivait tout le temps.
Une nuit qu’il était fin saoul, il s’était effondré dans un cimetière et ses amis cowboys, persuadés qu’il était mort, l’avaient laissé allongé entre les tombes, s’endormant à côté du gisant. Mais au petit matin, c’est Bone qui s’est réveillé le premier en hurlant « Aujourd’hui c’est le jour du Jugement Dernier, et je suis le premier debout !« .
Une autre nuit, il se fait arrêter par le shérif en train de jouer avec des amis au poker, alors interdit. Il dit à l’homme de loi : « nous ne jouons pas avec de l’argent mais avec des jetons« . Le shérif lui répond : « c’est pareil« . Le lendemain, ils doivent s’acquitter d’une amende de 85$. Bone jette alors 85 jetons sur la table du shérif qui lui dit « mais ce n’est pas de l’argent !?« , et Bone de lui rétorquer « hier tu nous disais que c’était pareil » ! Voilà comment il a commencé à forger sa réputation de cracker, et sa gouaille sudiste à commencer à passer les frontières.
En 1896 il a été condamné à deux ans de prison au pénitencier d’Etat, mais il était tellement populaire qu’une pétition lancée par ses amis et demandant son soutien avait été signée par bien des Floridiens. Il leur fut répondu que Bone ne pourrait pas être libéré avant d’être « passé » par la prison. Il y arriva en train avec des habits flambants neufs. Le directeur lui fit faire le tour de la prison, l’invita à dîner, et… le remis dans le train suivant sur ordre des autorités !
Après bien d’autres facéties, le 21 juillet 1921, Bone va à la poste d’Arcadia pour envoyer une demande de prêt d’argent. Il part à la gare attendre le train, s’assied sur un banc où il s’affaisse. Le Dr Aurin écrit comme cause de la mort : « Moonshine**. Est allé dormir et ne s’est pas réveillé. »
Voilà comment Bonaparte est devenu célèbre aux Etats-Unis !
* Soit 42 ans après le décès de Napoléon dont la célébrité avait traversé l’Atlantique, puisque le maire de la Nouvelle-Orléans avait même préparé une expédition (trop tardive) afin d’aller libérer le « petit corse » des mains des anglais pour le ramener dans sa ville. Il avait même fait construire une maison pour l’empereur, aujourd’hui transformée en restaurant du nom de Napoleon’s House (et tenu par les descendants du maire).
** Moonshine = eau de vie