Interview « OTAN en emporte le vent » avec Raphaël Chauvancy, spécialiste français en intelligence stratégique
Quel avenir pour les forces de l'Atlantique Nord ?
Les risques de conflits ont pris une toute nouvelle tournure cette année, avec des grandes puissances qui se défient de diverses manières. Dans ce cadre, l’OTAN (1) a-t-elle toujours son rôle à jouer ? Voici des éléments de réponse avec Raphaël Chauvancy.
Raphaël Chauvancy est responsable du module “intelligence stratégique et problématiques de puissance” à l’Ecole de guerre économique à Paris. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages dont Les nouveaux visages de la guerre, paru en 2021 chez VA éditions.
LE COURRIER DES AMERIQUES : Un certain nombre de candidats à l’élection présidentielle en France souhaitent que le pays sorte du commandement intégré de l’Otan. En 2020, seuls 49% des Français avaient une bonne opinion de l’OTAN contre 72% en 2008. La rupture est-elle consommée entre l’Alliance et les Francais qui demeurent, paradoxalement, parmi ses principaux contributeurs ?
Raphaël CHAUVANCY : Dans l’approche française de la philosophie politique, la liberté est indissociable de la souveraineté. Or, les forces armées en sont l’ultime garantie. Dans ces conditions, déléguer le commandement de ses soldats à des chefs étrangers, surtout dans le cadre inégal d’une alliance avec une superpuissance est difficile à admettre.
Il me semble néanmoins que les Français savent qui sont leurs alliés, au-delà des brouilles ou des divergences. En 2008, ils étaient massivement opposés aux opérations américaines en Irak sans pour autant remettre en cause l’Alliance – ce que le général De Gaulle lui-même n’avait jamais fait non plus
En revanche, l’image de l’OTAN s’est très fortement dégradée après le retour de la France au sein du commandement intégré en 2009. Décidé à contretemps par le président Sarkozy, à un moment où le Traité devait être repensé dans un monde nouveau plutôt que de revenir à la situation des années 1960, il a été perçu comme une forme de perte de souveraineté et suscité une forte hostilité.
La France assume cependant de nombreux engagements au sein de l’OTAN qui est un des piliers de sa politique de Défense.
Ce n’est donc pas tant l’Alliance en elle-même que son commandement intégré et la sous-représentation des intérêts européens que remettent en cause les Français. Il semble d’ailleurs y avoir à ce sujet un consensus politique trans-partisan.
LE COURRIER DES AMERIQUES : Savez-vous si cette contestation de l’OTAN est également présente dans les autres pays européens de l’Alliance ?
Raphaël CHAUVANCY : Les appareils politiques et militaires européens restent encore généralement très favorables à l’Alliance, mais cette unité de façade cache des situations contrastées entre l’Est et l’Ouest du continent.
Marquée par un demi-siècle d’occupation soviétique, l’Europe de l’Est est massivement favorable à l’OTAN. La peur de la Russie et l’attachement au triptyque démocratie-prospérité-identité la rend relativement indifférente aux questions de souveraineté nationale. Elle est d’autant mieux disposée à accepter de la déléguer qu’elle sait ne pas pouvoir rivaliser avec les forces conventionnelles russes, moins encore avec son arsenal nucléaire.
Les opinions d’Europe occidentale ont une autre approche. Devenus profondément antimilitaristes, les Allemands, par exemple, ne veulent plus entendre parler de puissance militaire. Ils sont moins attachés à l’OTAN que satisfaits de sous-traiter à d’autres leur sécurité pour ne pas avoir à se préoccuper de ces questions, surtout si ces autres sont les Américains qui constituent le premier marché d’exportation de leur puissante industrie automobile. Dans les pays latins et au Benelux, le sentiment dominant est que l’OTAN permet de diminuer les dépenses de Défense au profit de l’Etat-Providence.
Les Européens ne sont ni capables de défendre leurs frontières, ni même forcément prêts à se battre pour elles. Ils ont la chance de bénéficier d’une situation géopolitique favorable. Mais si l’Alliance envisageait d’intervenir dans une opération dure face à un ennemi qui ne les menacerait pas directement, les opinions publiques d’Europe de l’Ouest s’en détacheraient. Elles sont paradoxalement pro-OTAN par antimilitarisme et par goût des économies.
LE COURRIER DES AMERIQUES : Vous êtes spécialiste des enjeux stratégiques et, la question la plus compliquée qu’on peut vous poser sur l’OTAN, c’est son actualité par rapport aux bouleversements stratégiques mondiaux. On a vu, tout de même, que Joe Biden cherchait l’appui des Européens face à la Chine ou à la Russie, alors même qu’il renforçait une alliance anglo-saxonne avec l’Australie et d’autres pays anglophones. Quelle est la bonne formule du point vue des Américains ?
Raphaël CHAUVANCY : Si j’étais provocateur, je vous répondrais que l’OTAN n’est pas, ou plus, véritablement une alliance militaire.
Les armées européennes sont généralement si peu aguerries, sous un format si réduit, que l’état-major américain ne voulait initialement même pas d’elles en Afghanistan. De fait, leur participation aux combats a été à peu près nulle, en dehors des détachements français et britanniques.
En cas de crise majeure, la machinerie otanienne est si lourde qu’une intervention sous la bannière de l’Alliance n’arriverait probablement qu’après le choc décisif, qui serait menés par les forces américaines, avec l’appui des Français et des Britanniques sous leurs bannières nationales.
L’importance de l’OTAN est donc essentiellement politique. Elle évite notamment à Washington l’accusation d’unilatéralisme. L’OTAN est également un débouché majeur pour l’industrie d’armement américaine, sous prétexte d’interopérabilité.
Complémentaire, l’alliance avec le Royaume-Uni et l’Australie est une alliance opérationnelle qui fournit aux Américains de véritables porte-avions permanents face à la Russie et à la Chine.
LE COURRIER DES AMERIQUES : Sous Barack Obama, déjà, on avait l’impression que la mondialisation poussait les Etats-Unis vers de nouveaux types d’alliances commerciales et amicales, reléguant le « Vieux Continent » en tant que « vieil ami » qu’on ne veut pas oublier… mais qui n’est plus aussi prioritaire qu’il ne l’était en 1945. Les Etats-Unis sont de facto un pays culturellement bien moins « WASP » qu’auparavant et ils semblent parfois plutôt tournés vers une mondialisation qu’ils ont largement contribué à créer, est-ce votre avis ?
Raphaël CHAUVANCY : Les Etats-Unis et l’Europe s’éloignent inéluctablement. Les liens culturels et sentimentaux qui les attachaient se distendent, d’autant plus que, comme vous soulignez, une part croissante des Américains est désormais d’origine extra-européenne. On assiste à une séparation des imaginaires et à une incompréhension mutuelle croissante. Il y a vingt ans, les Européens enviaient une société américaine dynamique et prospère. Aujourd’hui, ils se la représentent, à tort ou à raison, comme divisée, rongée par les inégalités, les tensions raciales et la régression culturelle. Non seulement le modèle n’attire plus mais il fait peur.
D’autre part, le centre du monde n’est plus l’Atlantique mais le Pacifique et les Américains se tournent légitimement vers les zones où leurs intérêts les portent. L’Europe demeure une arrière-cour importante. Elle n’est plus au cœur des préoccupations américaines. C’est ce que l’Angleterre a compris, en s’affirmant comme un partenaire global des Etats-Unis et en réinvestissant la zone Pacifique pour ne pas se trouver cantonnée à un partenariat régional qui l’aurait marginalisée.
LE COURRIER DES AMERIQUES : Est-ce que, en parallèle, le Brexit et les marges de manœuvre retrouvées du Royaume-Uni ont poussé les Etats-Unis à revenir vers un type d’alliance plus « Anglo-Saxonne » ?
Raphaël CHAUVANCY : Les Européens ne sont pas prêts à mourir pour Taïwan. Or, en cas de confrontation avec la Chine, les Américains veulent des alliés crédibles, prêts à se battre et à les appuyer. La communauté d’intérêt et de vue des puissances maritimes anglo-saxonne est à ce titre irremplaçable. Elles sont déjà liées au sein des Five Eyes, une communauté de renseignement sans équivalent au monde qui lie les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande.
La crédibilité diplomatique et militaire de la France ne suffit pas à l’intégrer au club. Les Américains attendent une alliance inconditionnelle dans leur premier cercle alors que Paris se réserve les marges de manœuvres nécessaires pour apporter une voie divergente en rappelant qu’alliance n’est pas synonyme d’alignement.
LE COURRIER DES AMERIQUES : Par delà les partis d’opposition, on n’a pas senti non plus une grande détermination « otanienne » du côté des présidents américains ou Français. Trump a menacé de définancer l’OTAN, Macron a parlé de sa « mort cérébrale », et aujourd’hui Biden encourage l’UE a développer ses propres systèmes de défense. La volonté est-elle toujours là des deux côtés de l’Atlantique ?
Raphaël CHAUVANCY : Est-il possible de donner tort au président Emmanuel Macron ? L’alliance a été conçue dans un cadre particulier, la Guerre Froide ; contre un ennemi défini, l’Union Soviétique ; pour assurer la défense d’une zone géographique circonscrite, l’Atlantique Nord. Ces conditions n’existent plus mais l’alliance n’a pas su se réinventer. Sous sa forme actuelle, certains y voient même un des principaux obstacles à l’avènement d’une autonomie stratégique de l’Europe, qui est la seule alternative à sa sortie de l’histoire. Mais cela, seul le président français peut le dire parce que son pays est la seule puissance d’Europe continentale capable d’assurer sa sécurité et la défense de ses intérêts grâce à ses forces conventionnelles et nucléaires. C’est d’ailleurs le propre de la souveraineté, de pouvoir dire librement certaines vérités désagréables, même à ses alliés proches.
Je ne pense pas qu’il faille prendre les menaces américaines trop au sérieux. Elles forceraient les Européens à prendre leurs responsabilités et à sortir de leur dépendance stratégique critique vis-à-vis d’eux. Les Américains n’y sont pas du tout disposés comme le montrent leurs attaques régulières contre le projet français d’Europe de la Défense.
Lorsque le président Trump menaçait de se désengager, il s’agissait avant tout de faire pression pour que les Européens achètent davantage de matériel américain. Lorsque Joe Biden les invite à développer leurs propres systèmes de défense, il s’agit d’une formule de politesse diplomatique qui n’empêche pas son administration de tout faire promouvoir son propre complexe militaro-industriel au détriment des capacités européennes. Faisant allusion aux pressions réalisées pour vendre le chasseur F35 sur le continent, le ministre français des Armées, Florence Parly, a ironiquement rappelé que l’article 5 de l’OTAN n’était pas une clause F35 ! Une relation d’assistanat malsaine s’est installée entre l’Europe et les Etats-Unis. Les Européens renâclent à assumer leurs responsabilités et les Américains à voir se rééquilibrer la relation transatlantique.
Le problème de fond est que l’alliance demeure immobile dans un monde en mouvement.
LE COURRIER DES AMERIQUES : Et, côté européen, y a-t-il des discussions sur une éventuelle alternative à l’OTAN ? La création d’une « force européenne » semble être une arlésienne électorale ?
Raphaël CHAUVANCY : Comme les Américains d’avant 1917, les Européens ont développé une mentalité insulaire et se croient à l’abri des problèmes du monde. Après avoir adopté avec enthousiasme la théorie de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire et de ses tragédies, ils n’acceptent la réalité du retour du choc des puissances qu’avec beaucoup de réticences. Le projet de Défense européenne ne rencontre ainsi que peu d’échos. Pourtant, confrontée aux incursion turques dans ses eaux territoriales en 2020, la Grèce n’a pu compter ni sur l’OTAN, ni sur les Américains. Seul le déploiement en urgence de chasseurs et de navires français a permis de sauvegarder son intégrité.
Le système de sécurité collective hérité du XXe siècle est aujourd’hui largement caduc et doit être réinventé. Cela passe par le réveil stratégique et militaire de l’Europe. Arlésienne ? Jusqu’à ce jour, oui. Mais la montée des périls commence à provoquer une prise de conscience. La présidence française de l’Union Européenne à partir de janvier 2022 sera décisive à cet égard.
Les grandes démocraties d’Europe et d’Amérique du Nord ont une vision globale convergente. Alors que le contre-modèle totalitaire chinois s’affirme tous les jours davantage, menaçant aussi bien l’ordre international que les droits fondamentaux des individus, elles ont tout intérêt à refonder leurs relations sur des bases solides pour surmonter ensemble les défis qui les attendent.
Qu’est-ce-que l’OTAN ?
– 1 – L’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord) autrement appelée « Alliance Atlantique », organise depuis le4 avril 1949 la coopération et solidarité militaires entre les puissances qui en font partie : 28 pays européens, plus les Etats-Unis et le Canada. Elle fut initialement lancée pour faire face à l’Union Soviétique qui dirigeait un système similaire d’alliance militaire connu sous le nom de « Pacte de Varsovie ». Il a disparu en même temps que l’URSS en 1991.
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