USA : Comprendre la « théorie critique de la race » et le « Project 1619 »
Plusieurs Etats républicains votent durant leur législature de 2022 afin d’interdire la formation des fonctionnaires (dont les profs) à la « critical race theory ». Cette dernière a été renforcée en 2019 par la publication dans le New-York Times de son « Project 1619 ». L’enjeu idéologique est important (le sujet est brûlant) et il convient donc d’expliquer ce dont il s’agit.
LA CRITICAL RACE THEORY
Il s’agit d’un courant de recherche militant appliquant la « théorie critique » aux relations entre la race, la loi, et le pouvoir (afin de « révéler les structures du pouvoir »). Elle a eu pour conséquence de remettre en question l’égalitarisme racial, courant politique dominant depuis les luttes pour les droits civiques dans les années 1950-60 aux Etats-Unis. Pour ses partisans, l’ignorance de la couleur (colorblind) amène à la reproduction ou à la protection d’un racisme inscrit dans les relations et pratiques sociales, qui dépasseraient les volontés individuelles.
Ce courant de pensée n’est pas nouveau (il date des années 1980) mais il a eu un regain d’intérêt après la publication du « Project 1619 » et durant l’année électorale 2020 où le « wokisme » a considérablement progressé. Le wokisme, c’est la théorie (très critiquée) selon laquelle il faudrait que les personnes qui ne sont pas « de couleur » se « réveillent » ou « s’éveillent » au fait que les problèmes de discrimination raciale n’ont pas disparu.
Ainsi, les uns après les autres, les Etats Républicains votent interdiction de l’enseignement de la Critical Race Theory, et en font un symbole idéologique : « Les Démocrates tentent de bourrer le crâne des élèves ». Pour eux le problème n’est pas qu’on parle du racisme systémique (ils sont pour la liberté d’expression), mais qu’on enseigne aux élèves (ou aux enseignants) que l’Amérique est intrinsèquement mauvaise.
L’ancien juge Alex Kozinski, qui a siégé à la Cour d’appel du neuvième circuit, a condamné dès 1997 les théoriciens de la critique raciale, leur reprochant de dresser des « barrières insurmontables à la compréhension mutuelle » et d’éliminer ainsi les possibilités de « dialogue constructif ».
Entre le besoin d’oubli d’un passé trop lourd, esclavagiste, et les besoins de s’en rappeler pour le réparer… il semble de facto extrêmement difficile aux Etats-Unis de savoir où poser le curseur et de trouver la « bonne balance ». Sans compter qu’une grande partie des Américains n’a aujourd’hui aucun lien avec ce passé-là… leurs ancêtres (ou eux mêmes) étant arrivé aux USA alors que l’esclavage n’y existait déjà plus. Actuellement, par exemple, 45 millions de résidents des Etats-Unis n’y sont pas nés. Chaque année, il arrive d’ailleurs plus de nouveaux immigrés en provenance d’Afrique que d’Europe.
LE PROJECT 1619
Pour le 400e anniversaire, en 2019, de l’arrivée des premiers esclaves en Amérique-du-Nord, le quotidien The New-York Times (NYT) a publié ce projet poussant plus loin la « théorie critique de la race » et lui donnant surtout une grande visibilité. Le Project 1619 vise à réévaluer les conséquences et le poids de l’esclavage aux États-Unis sur l’histoire réelle du pays, et également à savoir à quel point l’histoire officielle aurait été déformée.
Voici les titres de certains dossiers publiés par le NYT :
– L’Amérique n’était pas une démocratie jusqu’à ce que les Noirs Américains la fabriquent.
– Le capitalisme américain est brutal. On peut faire remonter cette réalité jusqu’à la plantation.
– Comment de fausses croyances dans la différence physique raciale subsistent en médecine aujourd’hui.
– Ce que la politique réactionnaire de 2019 doit à la politique de l’esclavage.
– Pourquoi tout le monde vole-il toujours la musique noire ?
– Comment la ségrégation a causé vos embouteillages.
– Pourquoi l’Amérique n’a-elle pas de couverture santé universelle ? Un mot : la race.
– Pourquoi les prisons américaines doivent leur cruauté à l’esclavage.
– L’Histoire barbare du sucre en Amérique.
– Comment se développa l’important écart racial de richesse : par le pillage.
Il est évident que l’administration américaine doit en partie son organisation à cet héritage problématique. Difficile d’expliquer autrement le cas de la non-couverture santé. Néanmoins, le New-York Times s’est fait immédiatement attaquer à la fois pour le contenu (plusieurs erreurs historiques fondamentales) mais aussi pour la manière dont le Project 1619 est organisé. En effet, les personnes n’étant pas « de couleur » n’étaient pas souhaitées pour la conception des dossiers, ce qui pour beaucoup constituent un « biais raciste » de la part du journal.
Il y a surtout un biais politique. Comme les autres mass médias américains, le New-York Times est aujourd’hui devenu un journal militant, à un point difficile à considérer vu de France ou du Canada. En l’espèce – pour l’histoire qui nous intéresse – le « NYT » a en effet publié son Projet-choc en août 2019, c’est à dire juste avant une primaire démocrate destinée à départager une gauche plutôt socialiste et économique, autour de Bernie Sanders, d’une autre gauche plutôt « identitaire », rassemblant les minorités autour de Joe Biden. Des critiques n’ont pas été émises que par les Républicains, mais aussi par exemple publiées par le World Socialist Website, qui assure que l’objectif du Projet 1619 « est de créer un récit historique qui légitime l’effort du Parti démocrate pour construire une coalition électorale fondée sur la priorisation des « identités » personnelles, c’est-à-dire le genre, la préférence sexuelle, l’ethnicité et, surtout, la race. » Le site de gauche promeut alors au même moment une série de conférences critiquant ce qu’il qualifie de « falsification raciste de l’histoire américaine et mondiale » par ce « Projet 2019 » (1). Le NYT est donc accusé d’avoir moins commémoré un anniversaire que d’avoir chercher à bousculer l’agenda électoral.
S’il faut – certainement – que l’Amérique regarde plus encore son histoire en face… la manière ne fait pas pour le moment l’unanimité.
– 1 – www.wsws.org/en/articles/2019/10/30/bynu-o30.html
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