Face aux noms qui déchaînent : l’insulte politique comme rituel obsédant

Peu importe le fuseau horaire ou le contexte : à peine un nom clivant apparaît sur un réseau social que s’ouvre le bal des invectives. Ce réflexe pavlovien semble traverser les continents, les langues et les idéologies. — Trump, Biden, Harris, Le Pen, Macron, Trudeau, Carney etc — une tempête de commentaires haineux surgit immédiatement. Tel un réflexe conditionné, comme s’il fallait impérativement déverser sa colère. C’est devenu vrai dans un grand nombre de pays occidentaux, et y compris chez les Français ou Canadiens qui commentent l’actualité sur les réseaux francophones aux Etats-Unis : nos lecteurs nous en parlent souvent. A peine un article est-il partagé que les « haters » déversent leur haine quelques secondes plus tard. « Biden renifle les cheveux des petites filles », « Trump est un nazi incompétent », « Carney et Trudeau font partie d’un réseau sataniste ». Sans oublier « la bite à Bri… ». (si vous n’êtes pas au courant cherchez vous même sur Google !).
Cet article n’a pas vocation a parler des théories du complot : il s’agit d’un autre problème. Sur les milliers de théories il y en a toujours une de vraie ! Non, le problème évoqué ici, c’est celui des haters compulsionnels. Ce phénomène s’est développé à tel point qu’on pourrait croire en les lisant sur Facebook qu’ils sont victimes d’une maladie neurologique. En effet, un très grand nombre de personnes sur les cinq continents sont atteints du syndrome de Gilles de la Tourette. Mais, parmi ceux-là, seule une infime minorité de cas extrêmes prononce régulièrement ces insultes incontrôlables et incontrôlées, tel qu’on a pu le voir dans d’impressionnants reportages télévisés. Alors pourquoi des haters se comportent-ils ainsi sur internet, et pas même forcément de manière anonyme : vous avez tous vu votre ami d’enfance ou votre tante Joséphine s’y adonner sans honte ?! Ce phénomène révèle des tensions bien plus profondes, à la croisée de la psychologie, de la mécanique sociale et de la technologie.
1. Une pulsion maîtrisée, un chemin pavé par le contexte
Ce déferlement verbal ne naît pas d’un processus neurologique involontaire : ce ne sont ni tics, ni impulsions qui échappent au contrôle. Au contraire, c’est un mécanisme délibéré, déclenché par un mot, renforcé par l’écran.
L’effet de désinhibition en ligne (online disinhibition effect) explique pourquoi des personnes, anonymes ou protégées par la distance virtuelle, emploient un registre de langage qu’elles n’oseraient jamais en face-à-face.
La dynamique de groupe et le mimétisme des réseaux amplifient les comportements : plus on voit d’agressions, plus on en adopte une tonalité semblable, sans réflexion ni nuance.
2. La colère politique comme addiction sociale
Les études montrent que les messages haineux ou polarisants retiennent davantage l’attention que les messages positifs ou neutres :
« Our study suggests that out‑party hate is much better at capturing our attention online than in‑party love »
— Cambridge Social Decision‑Making Lab.
Cette forme de rage-baiting, ou consommation de colère, est encouragée par les algorithmes des plateformes, qui privilégient les contenus générant émotion et réactions. Ainsi, au lieu d’un échange civil, naît une circulation addictive de haine, un cercle quasi rituel : voir un nom → commenter → retour social (likes, réponses) → recommencer.
3. Un climat toxique, au-delà des simples convictions
Une étude menée au sein de communautés politiques (Reddit) révèle : ceux qui participent aux discussions les plus haineuses sont souvent toxiques par disposition, même dans des contextes non politiques. Cela renforce l’idée qu’un petit nombre de personnes au comportement vraiment agressif transforme la dynamique en ligne.
Ces individus partagent souvent des traits de la « dark tetrad » (sadisme, narcissisme, psychopathe, machiavélisme). Mais pas toujours.
4. Les cibles visibles : pourquoi les politiciens sont au centre du déchaînement
Les figures politiques, particulièrement les plus exposées ou controversées, deviennent des lieux de décharge.
Pendant les élections britanniques de 2024, plus de 6 % des réponses à des messages publics étaient clairement abusives ou insultantes.
Sur Instagram, les femmes politiques sont particulièrement ciblées : dans un échantillon de 560 000 commentaires, 1 sur 25 était toxique, et 93 % de ces messages signalés n’ont pas été supprimés.
Exposer des citoyens à ces insultes ne réduit pas forcément leur engagement politique ; parfois, cela le stimule même — bien que cela puisse affaiblir le moral des élus concernés.
5. Une rhétorique du mépris devenue rythme de vie
Ce n’est plus seulement une réaction ponctuelle : c’est un éclairage permanent sur l’autre camp, où l’insulte est normativisée. Certains ne cherchent plus à débattre, mais à annihiler symboliquement l’adversaire. L’espace public numérique est devenu une arène où la colère collective prime, nourrie par :
- les médias politiques et leur économie de l’indignation (ou outrage porn),
- la polarisation croissante, amplifiée par la désinformation et les discours agressifs.
Ainsi, en conclusion on pourra rappeler de nouveau que les insultes ne font pas baisser la cote politique des politiciens visés. En revanche, avec la recrudescence de personnes qui s’accoutument aux comportements haineux, bien sûr on trouve aussi parmi eux de plus en plus de personnes qui s’adonneront à des violences, comme ceux qui par exemple tentent de tuer les politiciens en question. Effectivement, si untel est nazi ou l’autre est pédophile, ça justifie pour certains un passage à l’acte physique.
Il convient toujours, aussi, de rappeler aux personnes qui ont ce comportement que, les politiciens qu’elles visent ne sont pas incriminés par la justice pour les faits mentionnés (nazisme, pédophilie, satanisme etc…). En revanche, les personnes qui mettent ces commentaires sont, pour leur part, bel et bien des délinquants : elles se prennent pour des « lanceurs d’alertes » alors qu’elles sont simplement coupables de diffamation.
Peut-on encore débattre sans se haïr ?
Alors voilà, le but de cet article n’est pas de dire que tout discours doit être aseptisé, que tout le monde doit devenir centriste, qu’il n’est « pas convenable de souhaiter une révolution ». La violence réthorique peut être justifiable. Mais quand Sartre s’écriait en 1949 « tout anti-communiste est un chien »… c’était en 1949… (juste après la Seconde Guerre Mondiale) et… tout le monde n’est pas Sartre.
Bien sur il y a des théories du complot qui s’avèrent être véridiques, et il y a de vrais lanceurs d’alertes. Mais, malheureusement, aujourd’hui c’est largement moins de 1% des cas constatés sur les réseaux sociaux. Les autres sont juste des personnes ayant une addiction maladive à un comportement délinquant, et c’est ça que Le Courrier souligne ici : il y a derrière leurs écrans des malades qui se prennent pour Che Guevara ou pour Margaret Thatcher.
Internet a offert à chacun un mégaphone. Mais un mégaphone ne donne pas une voix : il ne fait qu’amplifier le timbre que l’on a déjà. Or, il semble que chez certains, ce timbre soit devenu une sirène d’alarme constante, une rage automatique, nourrie de soupçons et de fantasmes. L’insulte politique n’est plus un cri : c’est une habitude. Et dans cette habitude, il n’y a plus de révolte — seulement du bruit. Des personnes que Philippe Muray aurait classé dans ce qu’il appelait « les mutins de Panurge« .
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