Comment et pourquoi les instituts de sondages américains ont sombré
Ce n’est pas la première fois. En 2016, déjà, les instituts de sondages n’avaient pas vu venir Donald Trump, ni de près, ni de loin. Ce ne serait pas si grave si, entre temps, ils avaient adapté leurs algorithmes : tout le monde a le droit de se tromper une fois ! Mais, cette fois-ci, en 2020, c’est pire : durant toute l’année les instituts et les mass médias ont annoncé jusqu’à plus de 10 points d’écart entre les deux principaux candidats. Dans la réalité, le moins qu’on puisse dire, c’est que le résultat aura été très serré.
Mais à partir du moment où l’écart entre les candidats est annoncé comme aussi large par les sondages, cela prête à conséquence, avec de fortes répercussions sur la campagne électorale: les médias ne cherchent plus à connaître l’état du pays ou les problèmes que rencontrent ses citoyens. Tout tourne alors autour de la personnalités des candidats : celui qui va gagner et celui qui est « disgracié ». Rancœurs et frustrations sont d’autant accentuées dans la société que des opinions sont ignorées.
Les enquêtes d’opinion dont les mass médias tiennent compte aux USA sont celles regroupées par les deux principaux agrégateurs de sondages : Real Clear Politics et FiveThirtyEight. Ils regroupent chacun plusieurs sondages et permettent de voir instantanément les tendances. Les instituts et leurs résultats sont présentés comme « scientifiques » et ils sont effectivement sensé l’être. Mais ils ne le sont pas.
En parallèle, des instituts comme Trafalgar Group ou Democracy Institute ne sont pas comptabilisés par les agrégateurs, alors qu’ils donnaient tous deux des résultats proches de la réalité autant en 2016 qu’aujourd’hui (et à différentes autres occasions politiques). Ces deux- instituts-là utilisent des méthodes de sondage plus complexes, avec des questions annexes permettant de savoir si les sondés disent vraiment ce qu’ils pensent.
Forbes magazine avait justement demandé le 13 octobre au directeur des sondages du Democracy Institute si, pour lui, les autres « sondages induisent intentionnellement les gens en erreur, ou ne sont simplement pas capable de mesurer les situations » ? Réponse de Patrick Basham : « Ce n’est pas forcément l’un ou l’autre. Certains instituts sont peut-être simplement « hors service », certains autres avancent un agenda (politique NDLR) et il y a un entrelacement des deux. À mon avis, il y a une mauvaise lecture de l’électorat, basée sur de nombreuses hypothèses qui ne sont probablement pas exactes.«
UN PROBABLE « EFFET KETMAN »
La plupart des journalistes ont noté qu’un nombre important d’électeurs de Donald Trump ne disaient pas la vérité sur la personne pour laquelle ils pensaient voter. Rod Dreher, éditeur au journal conservateur The American Conservative utilise un mot juste pour qualifier le problème : « ketman ». La langue arabe a également le synonyme de « taqiya », qui se traduit littéralement par « se garantir contre quelque chose ou quelqu’un par crainte ». Le ketman a été pour la première fois constaté en Iran au XIXe siècle : des personnes avaient des comportements publics semblables à ceux des Musulmans alors qu’elles étaient en réalité totalement hostiles à cette religion. Elles préféraient alors mentir que de subir les conséquences de la vérité. Ce comportement a aussi été décrit par le Prix Nobel polonais Czesław Miłosz dans son livre La Pensée Captive (1953) sur la vie des intellectuels dans les Pays de l’Est au temps du communisme stalinien. Quelques décennies plus tard, avec la popularisation des sondages, on a par exemple pu constater en France une sous-estimation systématique des scores du candidat du Front National, Jean-Marie Le Pen. Et c’était pour des raisons assez similaires : les personnes interrogées étaient terrorisées d’admettre à qui que ce soit qu’elles votaient pour lui. C’est à ce moment qu’est réapparue l’expression de « terrorisme intellectuel ». La polarisation et la radicalisation politique peuvent amener à ces extrémités regrettables où une part (ou la totalité) de la population ne se sent plus libre de dire la vérité et craint d’être maltraitée au travail ou dans ses relations avec les autres.
ll convient de rester rationnel : il peut ici s’agir de « crainte », mais aussi peut-être, plus simplement, de « timidité ». Et il convient aussi de rappeler qu’elle n’est pas présente chez tous les électeurs de Donald Trump.
UN MODELE DEFAILLANT
Benoît Duverneuil, Français résidant en Floride et observateur assidu de cette élection, livre une analyse différente (et complémentaire) : « on n’a pas de preuve psychologique ou sociologique qui permettrait d’observer clairement cet effet Ketman : au contraire je trouve que la parole a été relativement libre (et libérée) du côté des Républicains depuis 2016. Je ne suis pas certain que cet effet soit aussi fort qu’en 2016. Je crois en revanche que les électeurs de Trump ont une méfiance et un mépris vis-à-vis des médias et qu’ils sont moins enclins à participer à des sondages. Pour contourner ce problème, les sondeurs ont utilisé des calculs d’ajustement sur la base de l’élection de 2016 et cela ne pouvait pas fonctionner pour les raisons suivantes :
– En 2016 les sondeurs estimaient que leur pourcentage d’erreur était essentiellement dû à une mauvaise factorisation du niveau d’éducation de leurs échantillons dans leurs calculs et algorithmes.
– Le problème identifié était donc une mauvaise répartition entre les votants « blancs diplômés » et les « non-diplômés ». Cette erreur a donc été prise en compte pour les calculs de 2020.
– Or cette élection de 2020 a été différente de la précédente, notamment sur le fait (non-anticipé) que Trump réussirait à convaincre autant chez les latinos et dans une moindre mesure chez les Afros-Américains. En Floride et au Texas, c’est clairement le vote latino qui bouscule les prévisions.
– Rajoutons à cela, des choix de campagne focalisés sur l’impact de la pandémie… et les sondeurs ne pouvaient alors plus du tout faire de modèles mathématiques en utilisant des données historiques fiables.«
Editorial :
Que les sondeurs fassent autre chose que de la politique !
En 2016 Le Courrier avait alerté ses lecteurs durant plusieurs mois sur les réalités du scrutin présidentiel américain et le fait que le résultat serait plus serré que ne l’annonçaient les sondages (par exemple ici). Pour cette élection de 2020 il a été malheureusement impossible à notre équipe d’annoncer ce score serré, car les instituts de sondages, cités par tous les mass médias, nous interdisait de le penser et donc de vous le dire. En effet, la sensation que nous avions était encore une fois que les sondages se trompaient et que le résultat serait serré. Mais il était impossible, sauf à vouloir passer pour des fous, d’aller à l’encontre des instituts et des mass médias qui assuraient tous qu’un des deux candidats avait plus de 10 points d’avance sur l’autre. Qui sommes nous, nous, pour affirmer le contraire ??!!!!
Dans la réalité, nous nous doutions bien que le résultat ne serait pas celui-là, car les opinions ne changent jamais autant que cela en deux ans, ni même en quatre ans. Une sensation n’étant pas une information, nous ne vous l’avons pas donnée, et nous avons juste pu alerter nos lecteurs en publiant fin octobre une opinion, sous forme d’éditorial titré : « Les sondages nous interdisent de penser« , et publié huit jours avant l’élection.
Ca nous permet aujourd’hui d’écrire ceci : les médias, petits ou gros, ne sont pas obligés d’être totalement aveugles en matière politique ni électorale.
Deuxième information : durant (au moins) les prochaines années, il ne faudra plus DU TOUT croire les instituts de sondages américains. Au mieux, ils se sont trompés et ne doivent donc plus être cités. Au pire, ils ont manipulé l’opinion. Car, le plus grave, ce n’est pas qu’on ne puisse pas connaître à l’avance le résultat d’une élection. Le plus grave ce n’est pas qu’il y ait, bien souvent, des tentatives de manipulation de l’opinion. Le plus grave c’est que, durant des années, les sondages permettent aux médias de faire l’économie d’aller au devant des inquiétudes et des problèmes des citoyens, très différentes en fonction des régions. Ils empêchent de lire les réalités.
Une élection est toujours un signe d’espoir, c’est certain. Mais pour la partie qui me concerne, celle de l’information, je ne suis pas certain que les électeurs y aient été plus gagnants en 2020 qu’en 2016… Le naufrage des sondages est aussi celui des médias… nous devons nous aussi avoir le courage de le souligner !
Gwendal Gauthier
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