De quoi les Bidenomics sont le nom (analyse de la politique économique américaine)
Contraction de « Biden » et de « Economics », les « Bidenomics » étaient au départ une raillerie des Républicains, notamment pour souligner l’inflation importante aux Etats-Unis depuis l’élection de Joe Biden. Mais l’actuel président des Etats-Unis a repris l’expression à son compte, et cette politique commence à avoir une identité réelle.
En effet des changements importants de politique économique se déroulent progressivement aux Etats-Unis. Quand Donald Trump a commencé à mettre en place des entorses importantes à la liberté de marché, beaucoup d’observateurs (aux Etats-Unis comme à l’étranger) ont pensé qu’il s’agissait d’un « accident politique ». En effet, il paraissait incohérent (notamment vu de France et du Canada, pays dont sont originaires un grand nombre de nos lecteurs) que le pays exigeant le plus en matière de dérégulation des marchés, rétablisse des droits de douane et divers protectionnismes, tel que Trump l’a initié.
Ce n’était tout de même pas ce qu’on aurait pu qualifier de « doctrine économique nouvelle aux Etats-Unis » : juste un peu de nationalisme de la part du précédent président. Alors, les fameux « Bidenomics » commencent-ils à former un début de cette nouvelle doctrine ? Même si (dans le sillage de Trump), ce n’est qu’un « début », en tout cas les Bidenomics invalident progressivement la doctrine précédente, connue sous le nom de « néolibéralisme » ou encore « consensus de Washington », ensemble de règles qui régissaient depuis Reagan non seulement l’économie américaine, mais aussi tous les pays qui commerçaient avec les Etats-Unis.
Les Bidenomics peuvent être analysés sous l’angle de la politique extérieure comme intérieure des Etats-Unis.
Under President Biden, we’ve made a fundamental break from the trickle-down economics that failed our country for so long.
He won’t let us go back. pic.twitter.com/IhxgC7D3eY
— The White House (@WhiteHouse) September 15, 2023
Moins de libéralisme à domicile
Au niveau de la politique économique intérieure des USA, les Bidenomics se sont traduits par des aides et financements publics importants, dès la prise de fonction de Joe Biden en janvier 2021, avec d’abord des chèques de stimulation face à la Covid. Certains ont été très critiques contre ces distributions d’argent, mais d’autres comme l’économiste Jason Furman, un ancien responsable d’Obama aujourd’hui à Harvard, assure que si cet argent a bel et bien accentué l’inflation, pour lui ça aurait aussi parallèlement accentué les investissements du secteur privé. « Il semble que les trois projets de loi catalysent beaucoup d’activités, d’une manière plus importante et plus rapide que ce à quoi je m’attendais« , a déclaré Furman. « Cela me semble être la chose la plus importante qui soit arrivée au cours du demi-siècle. » Et, effectivement, les financements, notamment pour le rétablissement de manufactures et industries sur le territoire américain, ont eu un effet important sur l’économie et l’emploi.
Dans le genre « fan de Biden », un article d’Associated Press (1) assure que, « Pris ensemble, les plans représentent la tentative ambitieuse du président Joe Biden d’utiliser les leviers du gouvernement pour tracer une nouvelle ère de manufacture nationale, modernisant ainsi les États-Unis pour qu’ils soient compétitifs au 21e siècle. Présenté sous le nom de « Bidenomics » par la Maison Blanche, cet effort est le produit de trois projets de loi majeurs approuvés lors du dernier Congrès qui constituent également la feuille de route espérée par le président pour sa réélection. (…) Biden encourage les Américains à aller voir par eux-mêmes. « Cliquez sur Invest.gov, et indiquez votre emplacement », a-t-il récemment déclaré en Caroline du Sud. »
Comme chacun a pu le constater, il y a des volets « green » importants dans ces financements. C’est d’ailleurs un peu la condition pour que le président puisse demander aux autres pays de passer à la transition énergétique (voir la partie suivante) : mieux vaut pour cela que les Etats-Unis donnent l’exemple en premier car ce n’était pas vraiment le cas dans le passé !
Ces masses budgétaires des « Bidenomics » ne sont pas uniquement ce qu’on peut qualifier de « nouveautés » : une part importante a été consacrée aux réfections de routes, ponts, ou réseaux d’eau potable, autant de politiques qui sont plutôt à considérer comme des « nécessités » – et même parfois le minimum pour que le pays ne s’effondre pas – et que des villes ne soient pas intoxiquées par l’eau du service public (comme c’est déjà arrivé).
On a pu voir aussi des mesures dépassant les limites du non-capitalisme de la part de l’administration Biden, comme par exemple la protection et la relocalisation aux USA de la fabrication des semi-conducteurs, puisque la Chine et la Russie étaient entièrement dépendants de Taïwan (pays partenaire des Américains). De ce point de vue, il se pourrait que l’administration Biden ai eu tort : il était impensable que la Russie, la Chine et leurs alliés se passent d’ordinateurs, de téléphones portables ou d’armes dotées de puces informatiques performantes… Non seulement ils s’en sont procurés autant qu’ils voulaient, mais apparemment des premiers témoignages assurent qu’en quelques mois la Russie et/ou la Chine ont quasiment rattrapé leur retard technologique en la matière (et ce sont les sanctions qui les y ont obligés !).
Si certains souhaitent plus de Bidenomics, d’autres pensent ainsi qu’ils vont « entraîner le pays sur une voie peu attrayante », telle que titre une longue analyse du magasine Forbes (2). « Outre une liste douteuse des réalisations du président, Bidenomics propose essentiellement que les penseurs et les planificateurs de l’administration décident de ce dont l’économie aura besoin demain. Cela les amènerait ensuite à utiliser des subventions, des prêts à faible coût, des crédits d’impôt, etc. pour pousser l’économie privée dans ces directions. Il s’agit en fait d’une version édulcorée de l’approche marxiste et centralisée de l’organisation économique chinoise. Le président a déjà vanté les milliards qui ont été versés aux producteurs conciliants, comme si d’une manière ou d’une autre, ces transferts des contribuables vers les entreprises avaient ajouté à la richesse du pays.
La richesse n’émergera que si les planificateurs répondent aux besoins de demain. Sinon, cet effort produira un énorme gaspillage. »
Ainsi l’administration agit désormais à l’inverse des dogmes économiques reaganiens à plusieurs niveaux. Par exemple, la page wikipedia consacrée aux Bidenomics souligne que l’administration américaine pense désormais que : « Le plein emploi et la croissance sont freinés par un manque de demande et nécessitent la stimulation de politiques budgétaires agressives telles que les dépenses déficitaires, ainsi que des politiques monétaires pour maintenir les flux de trésorerie. »
Jusqu’à présent, pourtant, le point de vue traditionnel libéral américain avertissait (à l’inverse) que lorsque la politique budgétaire pousse le chômage en dessous de son niveau naturel, l’inflation augmente et les taux d’intérêt augmentent. La nouvelle vision est que la politique budgétaire et monétaire devrait être utilisée pour minimiser le chômage autant que possible.
Barrières douanières, relocalisations américaines, sanctions contre les entreprises qui délocalisent, protectionnisme, exclusions (et menaces d’exclusions) de certains pays partenaires : les Etats-Unis n’ont pas renoncé officiellement à l’économie de marché, (ni à l’imposer aux autres), mais comme on le voit les entorses à la « pureté libérale » se multiplient.
L’économie mondiale en pleine recomposition
D’une part la période de la Covid a poussé bien des pays à des remises en question économiques – il leur a fallu trouver des solutions rapidement – et d’autre part, comme chacun a pu le constater, la Chine, la Russie (et d’autres puissances dont les relations sont tendues avec le monde occidental), accentuent leurs relations commerciales – poussent leurs pions – un peu partout sur la planète. Il y a donc en ce moment une forte recomposition économique. Les « anti-américains » appellent cela la « multipolarisation » : « depuis la chute de l’URSS, les Etats-Unis étaient le seul pôle à contrôler l’économie mondiale, mais désormais il va y avoir plusieurs pôles, notamment autour de la Chine et de la Russie ». Que ce soit pour le meilleur ou pour le pire… il est difficile de contredire cette théorie. Les deux nouveaux pôles ont su depuis des décennies tisser avec des pays émergents des partenariats apparemment plus avantageux que ce que proposait le monde occidental (et ses alliés). Pour y faire face, les Bidenomics ont donc dû rectifier la ligne, là-aussi, et infléchir les politiques de la Banque Mondiale et du FMI. En effet, elles distribuaient des sommes d’argent aux pays en voie de développement, en contrepartie de l’application d’une politique libérale et souvent de cures d’austérité peu sympathiques. Les pays bénéficiaires de cet argent pouvaient donc exporter leurs matières premières vers l’Occident et ses alliés, mais paradoxalement ils ne pouvaient pas investir autant qu’ils l’auraient souhaité dans le développement de leurs propres infrastructures (qui leur auraient permis, par exemple, la transformation de leurs matières premières). Or, quand ce sont les Chinois ou les Russes qui investissent dans ces pays, ils ne demandent pas de contrepartie. Juste de pouvoir y faire du business.
Ainsi, les différents « pôles » n’ont pas la même approche afin de courtiser leurs partenaires.
Politico a publié une longue enquête sur le sujet le 8 septembre sous le titre : « Les Bidenomics s’étendent mondialement (3). Le Monde est sceptique ». Le média note ainsi que la politique souhaitée par Joe Biden à l’égard des partenaires des USA est moins libérale et coercitive. Mais en même temps Atlantico explique que la Maison Blanche demande des contreparties politiques aux pays en question ; notamment que ces pays accentuent la transition énergétique… (Et personne ne pense dans le monde occidental (ni dans Politico) que les pays émergeants puissent considérer cela comme de « l’idéologie » et de la « coercition » (4) !!). En tout cas, c’est un fait, la recomposition des alliances économiques est en cours au niveau planétaire… et il est pour le moment assez difficile de prédire comment se comporteront les économies d’ici 5 ans ou 10 ans.
Alors, le propre d’une doctrine c’est d’être facile à décrire. Ce n’est pas vraiment le cas avec les « Bidenomics » : il est ainsi, pour le moment, difficile de dire que les USA ont vraiment « changé de doctrine ». Mais en tout cas il paraît possible – depuis Trump – de faire à peu près ce qu’on veut en matière économique, sans pour autant apparaître comme incohérent ni faire chavirer Wall Street ! C’est certainement signe que les USA se cherchent une solution dont ils ont urgemment besoin : les exclus de l’abondance économique ne sont pas moins nombreux qu’avant, c’est le moins qu’on puisse dire. L’urgence et l’obligation de résultats commence à poindre. Les Bidenomics sont-ils la solution ? En attendant de le savoir, les politiciens vont devoir continuer d’écouter la chanson « Rich Men North of Richmond » qui risque d’être de plus en plus désagréable à leurs oreilles !
– 1 – https://apnews.com/article/biden-ira-congress-ev-bidenomics-4d1e74d2cf21326e8833885972ad2891
– 3 – https://www.politico.com/news/2023/09/08/bidenomics-g-20-world-00114625
– 4 – Si on voulait être un peu plus sévère, on écrirait alors que les Africains, Asiatiques et Sud-Américains qui ne possèdent pas de voitures à essence seront content d’apprendre qu’à la place… ils ne posséderont pas de voiture électrique !
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