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Les élites américaines face au monde multipolaire

Revue de presse – Foreign Affairs est la revue américaine de géopolitique la plus « mainstream » qui soit, et ce depuis 1922. Or, quand on regarde la couverture de l’édition Mai-Juin 2025… on pourrait bien croire que ce « courant principal » (le main stream) coule désormais en sens inverse de celui des décennies précédentes. Jusqu’à présent, en effet, aussi bien les intellectuels Démocrates que les néo-conservateurs (Républicains ou Démocrates) pensaient qu’il fallait poursuivre – ou au moins tenter de poursuivre – la Pax Americana : le leadership planétaire des Etats-Unis, même si celui-ci était affaibli et fait actuellement face à de nombreux défis. C’était, selon eux, une nécessité face à « l’axe du mal » : Chine, Russie, Iran. Certains comme le philosophe français Bernard-Henri Lévy y ajoutaient la Turquie et l’Arabie Saoudite (par exemple dans le titre de son essai « L’Empire et les Cinq Rois » (Grasset, 2018)).

Face à cette vision du monde, depuis des années les puissances concernées (« maléfiques ») développent un point de vue contradictoire : celui d’un monde « multipolaire » (avec plusieurs pôles d’influence, et non plus un seul). C’est assez simple à comprendre : la Russie, la Chine et les autres, contestent aux Etats-Unis le droit de faire sa loi sur l’ensemble de la planète, tant au niveau militaire qu’économique, culturel… Et les puissances en question sont écoutées par un nombre croissant de pays, qu’on retrouve dans les « BRICS », et bien au-delà.

Or, pour les élites occidentales, cette vision multipolaire a jusqu’à présent été balayée d’un revers de main comme une plaisanterie dangereuse.

Tout le monde s’accorde sur la puissance chinoise, mais par exemple la Russie est toujours décrite par les politiciens et les médias occidentaux comme une sorte de « faible pays du tiers-monde ». Et, bien entendu, ces pays « maléfiques » sont dirigés par des dictatures, donc il était jusqu’à présent hors de question de partager le pouvoir planétaire avec eux.

Ainsi, quelle surprise de voir un numéro de Foreign Affairs avec trois dirigeants imprimés sur la couverture : Trump, Poutine et Xi Jinping se partageant le monde de manière fusionnelle, avec en titre : « Un comité pour régir la planète ?»  Quand vous lisez le contenu de ce numéro, vous pouvez enlever le point d’interrogation final : il n’y a pas d’alternative évoquée dans les pages de la revue.

Ceux qui ont lu « Le Choc des Civilisations » de Samuel Huntington en 1996 ne peuvent que se demander comment Foreign Affairs peut bien avoir 29 ans de retard sur ces théories (1). De même, les Brics et les aspirations « multipolaires » de la Russie et de la Chine ne sont pas nouvelles du tout : ça fait des années qu’on en entend parler. Notons enfin que les expressions « choc des civilisations » ou « multipolarisme » sont cachées sous le tapis ; elles ne sont pas utilisées dans la revue : seuls leurs concepts le sont !

Trump est-il un héros post-néolibéral ?

Alors, question : si le partage de la planète avec d’autres puissances est la nouvelle doctrine américaine, est-ce qu’il s’agit d’une théorie partagée par Donald Trump ? En tout cas il est celui qui a permis de passer à une idéologie post-libérale durant son premier mandat. Son successeur, Joe Biden, avait lui aussi des accents protectionnistes dans certains domaines. Ainsi, le néo-libéralisme (la théorie assurant qu’il faut laisser le marché s’autoréguler, sans intervention politique) n’était déjà plus une religion américaine depuis plusieurs années. En décembre 2024 Le Courrier des Amériques expliquait que « le trumpisme est un post-libéralisme ». Foreign Affairs évoque ici un changement qui ne serait plus seulement « trumpiste », mais global avec un article de Jennifer M. Harris titré « L’impératif post-néolibéral ». « Il y a une dizaine d’années, le néolibéralisme a commencé à perdre son emprise sur la vie américaine – et sur les décideurs politiques à Washington. Pour de nombreux Américains, la « mondialisation » est devenue un gros mot, un phénomène accusé de maux aussi divers que les inégalités et la perte d’emplois industriels, l’explosion du secteur financier et la montée en puissance des adversaires géopolitiques. Les dirigeants américains ont rejeté avec éclat les hypothèses des décennies précédentes. Le président Donald Trump, lors de son premier mandat, a lancé une salve contre les certitudes néolibérales. Il s’est montré peu intéressé par les coupes dans les dépenses sociales, a imposé des droits de douane à ses ennemis comme à ses amis, a affiché sa sympathie pour les syndicats et a prétendu protéger les entreprises et les travailleurs américains de la concurrence étrangère. » C’est d’autant plus important à souligner que, vu depuis l’univers des politiciens et médias canadiens ou français, envisager une sortie du néo-libéralisme vaut encore aujourd’hui de se faire qualifier de « fou », trois lettres permettant peut-être d’expliquer Trump et le trumpisme de manière rapide… mais pas forcément suffisant pour comprendre la marche du monde !

Précisons de manière simple aux lecteurs ce que pensent les post-néolibéraux (toujours avec Jennifer M. Harris) : « les marchés ne sont pas des fins en soi, affirment les post-néolibéraux, mais des outils permettant aux sociétés de poursuivre des objectifs nationaux louables. » Il semblerait que Jennifer M. Harris ait bien compris le cœur du problème américain et de l’engouement trumpiste : « Équilibrer l’économie et construire davantage sont les deux faces d’une même médaille. Aucun de ces deux objectifs ne peut, à lui seul, répondre pleinement à l’urgence des choses. Se contenter d’encourager la production ne suffira pas à contrer la façon dont les milliardaires et les entreprises générant un chiffre d’affaires de mille milliards de dollars usent de leur influence politique pour faire pencher la balance en leur faveur ; corriger ces distorsions n’accélérera pas la décarbonation ni ne préparera les États-Unis à rivaliser avec un concurrent géopolitique. Un meilleur capitalisme doit s’inspirer à la fois de l’impulsion à l’équilibre et de l’impulsion à la construction, et être prêt à abandonner les panacées néolibérales qui condamnent une telle action étatique concertée. » Ainsi, les pauvres et la classe moyenne américaine en ont eu ras le bol d’attendre les miracles promis par les néo-libéraux depuis Reagan. « Mais aujourd’hui, plus de 40 ans plus tard, le prix à payer pour laisser ces questions aux marchés est évident. Les Américains n’ont jamais eu autant de choix et ils sont malheureux. Ils souffrent de solitude, d’addiction aux opioïdes et à la technologie, et d’une vulnérabilité aiguë aux théories du complot. Le désir de ce que le philosophe Michael Sandel appelle une « vie publique au sens large » n’a pas disparu, et ce désir peut trouver des expressions indésirables dans le populisme autoritaire ou d’autres formes d’extrémisme. » Voici la conclusion de cet article : « Mais il n’y a pas de retour en arrière, ni vers l’âge d’or du néolibéralisme des années 1980 et 1990, ni vers une vision sépia du keynésianisme de Roosevelt. Les meilleurs résultats pour les États-Unis supposent que les Américains s’attachent non pas à nier le futur système économique, mais à le façonner. »

Le côté messianique du néolibéralisme qui « sauvera le monde » est aussi confronté à une autre réalité : la Chine et la Russie connaissent des succès économiques alors qu’ils n’ont pas développé ce même modèle. Le Courrier des Amériques citait dans son numéro du mois de juin 2025 l’anthropologue Emmanuel Todd qui assure que, pour lui, le Trumpisme a même été rendu fatal par le succès économique de la Russie. La thèse est certes critiquable, mais son contrepied de la pensée unique, sur la Russie, est intéressant.

Même si les intellectuels de Foreign Affairs semblent rejoindre Huntington avec 30 ans de retard, ils osent quand même avertir qu’il y a urgence. Ainsi Kurt M. Campbell et Rush Doshi dans le même numéro de la revue : « Certains analystes avertissent que le déclin américain est en soi un risque, qui pourrait devenir une « prophétie autoréalisatrice ». Cet avertissement est plein de sagesse : l’ascension et le déclin des grandes puissances commencent souvent par un autodiagnostic erroné. Mais il est également vrai, comme le politologue Samuel Huntington l’a soutenu dans ces pages avant la chute de l’Union soviétique, que s’inquiéter du déclin peut tout aussi souvent être un moteur de renouveau. Le plus grand risque n’est pas le déclin, mais la complaisance, qui conduit à un manque d’intention stratégique et à une incapacité à catalyser l’action collective pour relever le défi chinois. En fait, les États-Unis – surtout sous la présidence de Donald Trump – risquent de surestimer leur puissance unilatérale et de sous-estimer la capacité de la Chine à la contrer. » (…) « Si les États-Unis ne parviennent pas à développer leur envergure avec d’autres puissances, ou se replient sur l’hémisphère occidental tout en défaisant leurs alliances (…) Les États-Unis, comme le Royaume-Uni avant eux, se verront affaiblis par une grande puissance d’une envergure sans précédent. Ils se retrouveront face à un monde divisé entre de multiples grandes puissances, la Chine étant la plus forte d’entre elles, et même, dans certains domaines, la plus puissante d’entre elles. Il en résultera des États-Unis plus faibles, plus pauvres et moins influents, et un monde où la Chine fixera les règles. »

C’est un fait, pendant que les élites américaines prennent acte du monde multipolaire, la Chine et les Brics l’édifient déjà concrètement, à travers des initiatives telles que les Nouvelles Routes de la Soie, la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures ou encore la dédollarisation progressive de leurs échanges.

On ne s’étendra pas cette fois sur la guerre en Ukraine ou à Gaza, mais bien entendu ce sont d’autres exemples cités comme précipitant la visibilité du monde multipolaire.

Ngaire Woods précise dans son article : « Aux yeux de nombreux pays, la concurrence croissante entre la Chine et les États-Unis ne porte pas seulement sur le contrôle des marchés et des technologies, mais aussi sur la question de savoir qui contrôle les règles du jeu. Les États-Unis ont exercé une influence considérable sur les règles et normes internationales grâce à leur position au sein des institutions multilatérales. Après tout, ils ont créé ces agences après la Seconde Guerre mondiale avec de fidèles partenaires mineurs au Japon, au Royaume-Uni et en Europe. La Chine, en revanche, a dû renforcer son influence ailleurs par la diplomatie bilatérale et en créant ses propres institutions multilatérales, comme la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures.

Mais l’administration Trump renonce désormais à son influence sur le système multilatéral, préférant traiter les pays un par un, transaction par transaction. Ce faisant, elle propulse la Chine sur le devant de la scène, et Pékin semble bien préparé. Il a discrètement renforcé son rôle au sein des agences multilatérales, devenant le troisième actionnaire de l’IME et de la Banque mondiale. Il a également saisi l’occasion de défendre publiquement l’Organisation mondiale de la santé et l’Organisation mondiale du commerce, à un moment où les États-Unis manifestaient leur hostilité à l’égard de ces deux organisations. Comme tous les États puissants, la Chine poursuit sans relâche ses propres intérêts nationaux et participe aux institutions multilatérales comme le meilleur moyen de garantir ces intérêts à long terme. »

Comme il est écrit ci-dessus : la tentation de repli protectionniste de Donald Trump, « America First » n’arrive peut-être pas au meilleur moment alors que la Chine, la Russie et d’autres grandes puissances tentent de déployer leurs ailes et se tailler des parts d’influence immenses.

D’ailleurs, une autre petite critique finale sur la revue Foreign Affairs : s’il y avait urgence à travailler sur le sujet du multipolarisme, soulignons qu’il était peut-être un peu précipité de dessiner sur la couverture Donald Trump comme envisageant une sorte de « comité pour régir la planète » avec Poutine et Xi. En effet, même si Trump a parlé avec ces deux dirigeants, il a rapidement traité Poutine de « fou », et il a imposé des droits de douane jusqu’à 245% à la Chine… donc il est dans ces conditions assez difficile d’affirmer que l’union des Césars sera réalisée demain matin !

Alors, que penser de ces analyses dans Foreign Affairs ? Comme on le voit, les intellectuels américains donnent aujourd’hui des leçons inverses de celles d’hier, donc ils n’auront pas forcément raison sur tout ! Mais il y a bien actuellement un changement planétaire à l’œuvre, et il nécessite effectivement de se poser quelques petites questions (même si le bombardement de l’Iran par les USA le 21 juin montre que ces derniers ont encore possibilité d’agir seuls) !     

Gwendal GAUTHIER

Directeur du Courrier des Amériques

– 1 – D’autant que Samuel Huntington a lui même aussi écrit, à son époque, dans la Revue Foreign Affairs.


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