“La Grande Guerre a accéléré la brutalisation des sociétés” (Annaléa Vincent)
![Les Américains dans la Première Guerre Mondiale](http://courrierdesameriques.b-cdn.net/wp-content/uploads/2018/10/soldats-americains-premiere-guerre-mondiale.jpg)
Le Dr Annaléa Vincent a soutenu en avril 2013 sa thèse à l’Université de Miami sous le titre : « Aux limites de l’humain : violence, animalité, primitivisme, représentations littéraires dans le roman de tranchée ». Elle y traite de la déshumanisation qui – selon sa thèse – a battu toutes les limites durant ce conflit (1). Elle avait donné cette interview (exclusive sur internet) au Courrier de Floride en 2014, pour le début du centenaire.
![Dr Annalea Vincent](http://courrierdesameriques.b-cdn.net/wp-content/uploads/2018/10/Annalea-Vincent-843x1024.jpg)
LE COURRIER DE FLORIDE : Pour vous la littérature française a-t-elle justement reflété l’horreur du champ de bataille durant cette guerre ?
Annaléa VINCENT : La littérature française a représenté la guerre de manière très inégale. Alors que certains textes comme Gaspard de René Benjamin mettent en scène un soldat bravache, pittoresque, qui part en guerre « la fleur au fusil », où l’enthousiasme guerrier prédomine sur la peur du combat, d’autres textes eux, évoquent le champ de bataille de manière crue : violence des bombardements, corps démembrés, souffrances psychologiques terribles. Ce sont ces textes-là que j’ai choisi d’analyser. La frontière entre l’humain et le monstrueux y est extrêmement poreuse.
LE C.D.F : Quelle différence la littérature a-t-elle apporté par rapport à la presse ?
AV : La presse est intimement liée à une parution et une production dans l’immédiateté. Elle est donc soumise à la censure de manière probablement plus systématique, bien que les romans y aient eux aussi été soumis. Cependant, la littérature de part sa nature, offre une plus grande liberté d’expression ; si le personnage principal est un rat par exemple (c’est le cas de l’œuvre de Pierre Chaine « Mémoires d’un rat »), il est plus facile de lui faire dire la guerre.
LE C.D.F : La Première Guerre Mondiale n’était pourtant pas le première des guerres contemporaines : la guerre de 1870 ou la guerre de Sécession furent aussi des boucheries dues à l’emploi d’armes de « destruction massive »… ?
A.V : Alors que le XXème s’ouvrait sur des promesses de progrès social et moral, liés notamment à un formidable essor technologique, la Première Guerre mondiale, a contribué à remettre en question une certaine idée de la modernité. C’est en ce sens que cette guerre se démarque des précédentes. Mais pas seulement. Les techniques et stratégies militaires changent, surtout à partir d’octobre 1914 où d’une guerre de mouvements on passe à une guerre de position. Aucune des armées en présence n’a le dessus sur l’autre et la guerre s’enterre. Com- mence alors la guerre des tranchées.
LE C.D.F : Vous pensez qu’il y a une continuité dans l’expérience de l’horreur entre 1870 et 1945 ?
A.V : Je laisserai la guerre de 1870 à part. Je suis assez sceptique quant au concept de continuité historique mais il est vrai, et George Mosse est l’un des précurseurs de cette théorie, que la Grande Guerre a acceléré la brutalisation des sociétés. La violence de masse rend la violence presque « acceptable », la notion même de l’individu étant noyée sous l’ampleur des massacres. Ce qui aurait probablement creusé le lit des horreurs de la Seconde Guerre mondiale.
LE C.D.F : Quels sont pour vous les textes les plus réalistes sur cette Première Guerre Mondiale ?
A.V : Il est difficile de dire ce que c’est qu’un texte réaliste dans la mesure où le temps nous sépare aujourd’hui de l’événement même. La ques- tion du témoignage par ailleurs est une question délicate : res- titue-t-on toujours vraiment ce que l’on voit, ce que l’on expé- rimente ? Mais sans entrer dans de tels détails épistémo- logiques, je dirai que le texte de Maurice Genevoix, Ceux de 14, est particulièrement évocateur. on peut bien sûr citer aussi Les Croix de bois de Roland Dorge- lès, bien que je ne l’évoque pas dans ma thèse. Enfin, person- nellement je trouve sublime La Comédie de Charleroi de Pierre Drieu La Rochelle.
(1) – On peut lire sa thèse ici : https://scholarlyrepository.miami.edu/cgi/viewcontent.cgi?referer=&httpsredir=1&article=2052&context=oa_dissertations
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